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Entretien : « Voyages en têtes étrangères »

Entretien avec Antonio AMARAL, réalisateur

D’où vient ce nouveau film/OVNI ? Paradoxalement le confinement en est un peu à l’origine. Gil Carvalho, le protagoniste du film, est un personnage « confiné » ; j’entends par là qu’il se complait dans ses idées étroites et dans un individualisme morbide. J’avais en tête le concept : un l’esprit vient du cosmos et intègre un humain, Gil, il se trouve pris au piège de cette greffe. Il me manquait la matière première à laquelle Gil pourrait se heurter, confronter ses certitudes ; je l’ai trouvée avec le retour en force des collectifs de « sans papiers ».

J’ai rencontré Anzoumane Sissoko une semaine avant le 30 mai 2020. J’avais entendu parlé de cette manifestation interdite en préparation : la première manif. parisienne du post-confinement. Participer à ce moment à la foi tendu et euphorique entre Opéra et République m’a aussitôt mis sur les rails du film.

Pourquoi ne pas avoir fait appel au CNC ou bien à d’autres sources de financement tels que les fonds régionaux pour le cinéma, les fonds européens… ?

Toutes ces démarches de recherche de financements ne s’improvisent pas, elles requièrent l’accompagnement de la part d’une production. Il faudrait donc d’abord trouver un producteur, convaincu par la nécessité de faire le film. Lui même entreprendrait alors le développement du film et les démarchages du montage financier. Ainsi, des années peuvent s’écouler avant de démarrer un tournage, si par chance il démarre. Tourner « Voyages en têtes étrangères », correspondait à une urgence… les collectifs de « sans papier » retrouvaient un peu d’énergie, une dynamique ; j’avais réussi à tisser des liens au sein de ces collectifs – mais pour des personnes en situation précaire, ce qui vaut aujourd’hui ne vaudra plus dans trois mois – ;  d’une certaine façon, « c’était tout de suite ou jamais ».

D’autre part, comment convaincre aujourd’hui des « décideurs » de soutenir un film « différent » et aussi risqué ;  les cases et des grilles de lecture habituelles nous invitent continuellement à nous « confiner » ; tout ce qui ne s’y conforme pas s’expose à un ostracisme assez implacable.

N’est-ce pas frustrant de recourir encore à l’autoproduction ? Disons que cela demande plus d’énergie et de force conviction. De la même façon déjà, au moment de faire D’étoile en étoile (le précédent long), je n’avais pas de producteur. Et pour cause, il s’agit d’un film inclassable. Si j’avais attendu après les « aides », le film n’aurait jamais vu le jour, il serait resté dans un tiroir, parce qu’on m’aurait expliqué que « le film est trop ceci, ou pas assez cela… qu’il faut revoir le scénario », etc…On a eu raison de le faire ; le film vit sa vie, il rencontre un public : D’étoile en étoile cumule pour l’instant 18 sélections en festivals à travers le monde, 8 prix et 4 mentions. Un passage en salle au cinéma Le Saint André des Arts, Paris…

Pour Voyages en têtes étrangères, on a compensé le manque de moyens financiers par la solidarité, le militantisme, des forces vives qu’il faut aller patiemment chercher dans « l’underground ». Aborder la  fabrication du film par ce biais a permis également d’aller là où « le fric » n’aurait pas pu nous emmener.

Puisque Voyages… est une suite, qu’est-ce qui marque la continuité entre les deux projets ? Les deux films vont, je pense, dans la même direction, celle de l’exploration… mais cela mis à part, ils n’ont rien en commun. D’étoile en étoile, c’est une comédie [expérimentale] sur la solitude, l’invisibilité, l’errance, l’ascétisme… Voyages en têtes étrangères est un film post-confinement, un film sur la transformation, sur la lutte vitale. En toile de fond, j’ai envie de rendre hommage « aux militant.e.s des causes perdues », à tous ces combattant.e.s du quotidien…

Des films préférés ? Pas de films préférés ; je citerai, comme ça me vient, des films qui me trottent dans la tête en ce moment :
La femme des sables (Hiroshi Teshigahara), A man vanishes (Shohei Imamura), L’île nue (Kaneto Shindo), Fat city (John Huston), La mort de Danté Lazarescu (Cristi Puiu), La pendaison (Nagisa Ōshima), The chant of Jimmie Black Smith (Fred Schepisi), Y aura-t-il de la neige à Noël (Sandrine Veysset), Dans les champs de bataille (Danielle Arbib), Une saison blanche et sèche (Euzhan Palcy), Les maîtres fous (Jean Rouch).

La question centrale du film ? C’est celle de la « lutte » ; « lutte » pour la survie, pour la liberté, pour les droits… ; elle fut d’ailleurs très bien posée par Mody Diawara (comédien sur le film, militant et président du CSPM) lors d’une réunion de travail : « est-ce que l’humanité va quitter la terre ? »